LA BREGGIA-UNE FOIS SEULEMENT.

 UNE FOIS SEULEMENT

ANNE HÉBERT

POÈMES NOUVEAUX  1987-1989.

C’était en des temps si obscurs
Que nulle mémoire profane n’en garde trace

Bien avant les images et les couleurs
La source du chant s’imaginait
À bouche fermée
Comme une chimère captive

Le silence était plein d’ombres rousses
Le sang de la terre coulait en abondance
Les pivoines blanches et les nouveau-nés
S’y abreuvaient sans cesse
Dans un foisonnement de naissances régulières

L’oiseau noir dans son vol premier
Effleura ma joue de si près
Que je perçus trois notes pures
Avant même qu’elles soient au monde

Une fois, une fois seulement,
Quelque chose comme l’amour
À sa plus haute tour
Que se nomme et s’identifie

Le secret originel
Contre l’oreille absolue révélé
Dans un souffle d’eau
Candeur déchirante
Fraîcheur verte et bleue

Une fois, une fois seulement,
Ce prodige sur ma face attentive
Ceci, quoique improbable, je le jure,
Sera plus lent à revenir
Que la comète dans sa traîne de feu.

 

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LA BREGGIA-LES VIEUX.

LES VIEUX

ANNE HÉBERT

POÈMES NOUVEAUX 1987-1989


Parmi les troncs griffus des citronniers

Sous les feuillages chantants
Piqués de fruits d’or
Ils promènent leurs os cassants
D’un air faussement distrait.

Insectes et fleurs interchangeables
Ils se reconnaissent de loin
Se flairent à distance
Captent un pollen dans l’air
Un amour en perdition qui s’évapore.

Ils se saluent profondément
Se font des tas de petites manières polies
Parlent du beau temps et de la pluie

Insomnies douleurs et courants d’air
Sont évoqués avec déférence

Intarissables comme si le temps leur appartenait encore
Il semblent ignorer qu’ils sont morts
Depuis pas mal d’années.

 

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LA BREGGIA-SOUS LA PLUIE.

SOUS LA PLUIE

ANNE HÉBERT

LE TOMBEAU DES ROIS

Ah que la pluie dure !
Lente fraîcheur
Sur le monde replié
Passif et doux.

Pluie pluie
Lente lente pluie
Sur celle qui dort
Ramenant sur soi le sommeil transparent
Tel un frêle abri fluide.

Séjour à demi caché
Sous la pluie
Cour intérieure dérobée
Où les gestes de peine
Ont l’air de reflets dans l’eau
Tremblante et pure

Toutes les gouttes du jour
Versées sur celle qui dort.

Nous n’apercevons son coeur
Qu’à travers le jour qu’il fait

Le jour qu’elle ramène
Sur sa peine
Comme un voile d’eau.

 

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LA BREGGIA-RETOURNE SUR TES PAS.

RETOURNE SUR TES PAS

ANNE HÉBERT

LE TOMBEAU DES ROIS

Retourne sur tes pas ô ma vie
Tu vois bien que la rue est fermée.

Vois la barricade face aux quatre saisons
Touche du doigt la fine maçonnerie de nuit
                dressée sur l’horizon
Rentre vite chez toi
Découvre la plus étanche maison
La plus creuse la plus profonde.

Habite donc ce caillou
Songe au long cheminement de ton âme future
Lui ressemblant à mesure.

Tu as bien le temps d’ici la grande ténèbre ;
Visite ton coeur souterrain
Voyage sur les lignes de tes mains
Cela vaut bien les chemins du  monde
Et la grand’place de la mer en tourment

Imagine à loisir un bel amour lointain
Ses mains légères en route vers toi

Retiens ton souffle
Qu’aucun vent n’agite l’air
Qu’il fasse calme lisse et doux
À travers les murailles

Le désir rôde vole et poudre
Recueille-toi et délivre tes larmes
Ô ma vie têtue sous la pierre !

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LA BREGGIA-IL Y A CERTAINEMENT QUEQU’UN

IL Y A CERTAINEMENT QUELQU’UN

ANNE HÉBERT

LE TOMBEAU DES ROIS

Il y a certainement quelqu’un
Qui m’a tuée
Puis s’en est allé
Sur la pointe des pieds
Sans rompre sa danse parfaite.

A oublié de me coucher
M’a laissée debout
Toute liée
Sur le chemin
Le coeur dans son coffre ancien
Les prunelles pareilles
À leur plus pure image d’eau.

A oublié d’effacer la beauté du monde
Autour de moi
A oublié de fermer mes yeux avides
Et permis leur passion perdue.

 

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LA BREGGIA-UN BRUIT DE SOIE.

UN BRUIT DE SOIE.

ANNE HÉBERT

LE TOMBEAU DES ROIS.

Un bruit de soie plus lisse que le vent
Passage de la lumière sur un paysage d’eau.

L’éclat de midi efface ta forme devant moi
Tu trembles et luis comme un miroir
Tu m’offres le soleil à boire
À même ton visage absent.

Trop de lumière empêche de voir ;
                          l’un et l’autre torche blanche,
                                                   grand vide de midi
Se chercher à travers le feu et l’eau fumée.

Les espèces du monde sont réduites à deux
Ni bêtes ni fleurs ni nuages.
Sous les cils une lueur de braise chante à tue-tête.

Nos bras étendus nous précèdent de deux pas
Serviteurs avides et étonnés
En cette dense forêt de la chaleur déployée.
Lente traversée.

Aveugle je reconnais sous mon ongle
             la pure colonne de ton coeur dressé
Sa douceur que j’invente pour dormir
Je l’imagine si juste que je défaille.

Mes mains écartent le jour comme un rideau
L’ombre d’un seul arbre étale la nuit à nos pieds
Et découvre cette calme immobile distance
Entre tes doigts de sable et mes paumes toutes fleuries.

 

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LA BREGGIA-ROULER DANS DES RAVINS DE FATIGUE.

ROULER DANS DES RAVINS DE FATIGUE.

ANNE HÉBERT

LE TOMBEAU DES ROIS

Rouler dans des ravins de fatigue
Sans fin
Sans reprendre haleine
Prise dans ses cheveux
Comme dans des bouquets de fièvre
Le coeur à découvert
Tout nu dans son cou
Agrafé comme un oiseau fou

Vieux caveau de famille
Éventré
Cage de bouleau blanc
Rompue
Jeu de domino
Interrompu
Douce poitrine crevée

Fracas d’ivoire à mi-voix
Contre notre oreille pleine de sable
Bleu du ciel
Grand cri de la lumière au-dessus de nous.

 

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LA BREGGIA-PAYSAGE.

PAYSAGE.

ANNE HÉBERT.

LE TOMBEAU DES ROIS.

Roulée dans ma rage
Comme dans un manteau galeux
Je dors sous un pont pourri
Vert-de-gris et doux lilas

Les douleurs séchées
Algues, ô mes belles mortes,
L’amour changé en sel
Et les mains à jamais perdues.

Sur les deux rives fume mon enfance
Sable et marais mémoire fade
Que hante le cri rauque
D’oiseaux imaginaires châtiés par le vent.

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LA BREGGIA-VIE DE CHÂTEAU.

VIE DE CHÂTEAU.

Anne Hébert.

Le Tombeau des Rois.

C’est un château d’ancêtres
Sans table ni feu
Ni poussière ni tapis.

L’enchantement pervers de ces lieux
Est tout dans ses miroirs polis.

La seule occupation possible ici
Consiste à se mirer jour et nuit.

Jette ton image aux fontaines dures
Ta plus dure image sans ombre ni lumière.

Vois, ces glaces sont profondes
Comme des armoires
Toujours quelque mort y habite sous le tain
Et couvre aussitôt ton reflet
Se colle à toi comme une algue.

S’ajuste à toi, mince et nu,
Et simule l’amour en un lent frisson amer.

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LA BREGGIA-MATIN ORDINAIRE.

MATIN ORDINAIRE

Anne Hébert

(poèmes nouveaux 1987-1989)

C’est un matin ordinaire
Tout gris de nuit
Comme une taupe secoue la terre
Sur son pelage d’argent
Cligne des yeux au sortir
D’un long souterrain noir
Se remet à vivre
Lentement
Comme à regret
Tandis qu’une boule de feu
Derrière les nuages
Prépare sa lumière crue
Sans ménagement
Aiguise mille couteaux flamboyants.

 

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LA BREGGIA ET ANNE HÉBERT.

Au cours des semaines à venir je me propose d’installer des images prises le long du parcours de la Breggia.

La Breggia  est un petit cours d’eau de montagne qui s’est creusé un lit dans des pierres volcaniques de couleurs tout à fait étonnantes.

Elle coule jusqu’à un moulin à farine dont une partie est maintenant transformée en restaurant ; tout ça en Suisse Italienne.

L’œuvre poétique de Anne Hébert me semble bien pour créer une synergie intéressante. 

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